Après un long chantier hivernal mené seul, à raison de quatre heures par jour, Yann Quenet a remis Baluchon, son micro-voilier de 4 mètres de long, à l’eau le 31 janvier dans une nouvelle configuration. Après un premier tour du monde de trois ans, le quinquagénaire breton a longuement hésité avant de repartir sur une nouvelle aventure autour du monde en poussant toujours plus avant sa quête de simplicité et d’autonomie. Le plus heureux des hommes. Dans son tout petit bateau, Yann Quenet ressent un bonheur immense. Ici, on ne trouve rien de superflu.
OLIVIER BOURBON
Yann QUENET.
Publié le 20/06/2024 à 12h20
Contrairement à ce qu’on m’avait prédit, le retour à terre, après trois ans de navigation, ne m’a pas paru si violent. Au début tout au moins. Reste que le contraste s’est tout de même révélé saisissant. Après tout, cela faisait plus de trente ans que j’en rêvais jour et nuit de ce voyage ! Maintenant qu’il avait touché à sa fin, il fallait évidemment trouver de quoi vibrer à nouveau. Mais qu’est-ce qui peut transcender cette aventure ? Maintenant qu’elle n’était plus qu’un souvenir diffus, je me posais parfois la question : était-ce un de ces innombrables rêves ? Était-ce la réalité ? La grande godille sculptée aux Marquises, suspendue au plafond de ma cabane-refuge de Saint-Brieuc, les innombrables visites de copains croisés tout autour du monde, mon fier Baluchon juché sur sa remorque dans un coin de mon atelier poussiéreux, tout ça me rappelait que ce fut bien réel que j’avais bien accompli ce drôle de périple.
Le projet d’un nouveau départ, oui, mais comment ?
À
mon retour, un peu trop médiatisé à mon goût, les questions avaient
fusé de toutes parts. « Quels sont vos projets maintenant ? »,
demandaient sans cesse les « journaleux ». Pris dans le tourbillon, et
pas vraiment capable d’envisager clairement la suite, j’avais déclaré
que je comptais construire un nouveau mini-bateau de 5 mètres pour
repartir au plus vite sur les flots… Oui mais voilà, ce voyage avait
englouti toutes mes économies et je n’avais plus le moindre kopeck, ne
serait-ce que pour m’acheter quelques planches pour un nouveau canot.
Peut-être qu’inconsciemment (ma naïveté n’ayant aucune limite), j’avais
annoncé ce projet avec l’espoir que cette médiatisation allait forcément
me rapporter un peu d’argent…
Comme
c’était prévisible, quelques vautours se sont bien rués sans vergogne
sur ma pauvre carcasse, me bouffant tout cru, me laissant juste quelques
miettes en retour, assez pour subsister jusqu’à la saison nouvelle,
mais pas assez pour envisager de financer un nouveau bateau et encore
moins le voyage qui s’ensuivrait… Rien de grave, l’adaptation est ma
qualité première.
Pour
concrétiser un second départ, la solution la plus naturelle est de
faire comme tout le monde : trouver un travail pendant un an ou deux,
prendre un crédit pour acheter les matériaux de base et, telle une
locomotive, se lancer à nouveau dans un projet à l’échéance incertaine…
Mon CV plein de trous, mon manque de formation et de diplômes officiels,
mon âge et mes mauvaises habitudes de rêveur-glandeur ont rapidement
rendu cette option assez illusoire. Autre solution : trouver un sponsor,
mais comment s’y prendre ? Il faut probablement se procurer un costume,
une cravate, un attaché-case, démarcher, téléphoner, sourire sur
demande, flatter, parler pour ne rien dire, se vanter, relancer,
insister… Tout cela me paraissait bien au-dessus de mes capacités. Et
puis à vrai dire, voir écrit en grand « Brioche Machin » ou « Camembert
Truc » sur la coque de mon bateau ne m’inspirait pas outre mesure.
Il
y avait aussi la possibilité de vendre Baluchon, mais même si sa valeur
sentimentale est énorme, quelle est sa valeur marchande ? Sûrement des
clopinettes. Et puis rien que d’associer l’expression « valeur marchande
» au nom de Baluchon me procure instantanément un gros malaise. Non,
hors de question de vendre mon Baluchon. On ne peut pas vendre un
copain.
Se remobiliser pour envisager la suite
Bref,
j’étais dans une impasse. Qui plus est, à ce moment de retour à la
réalité s’est ajouté un étrange sentiment, celui de l’imposteur. J’avais
pourtant bien fait gaffe avant de partir de ne pas succomber au mythe
du record du plus petit bateau autour du monde, le but était juste de me
faire plaisir et surtout pas d’épater la galerie. « Eh bien, tu as tout
faux mon garçon, tu t’es finalement fait griller sous les feux des
projecteurs et tu as bradé ton âme au diable, tu es vraiment trop con. »
J’avais beau fanfaronner, annoncer à tout va que j’étais bien au-dessus
de tout ce tapage, en réalité, j’ai bel et bien connu pendant quelques
semaines, le fameux trou d’air du retour de voyage.
Bien
sûr, cela n’avait rien de rationnel, mais mes idées pour trouver un
moyen de repartir rapidement sur les océans devenaient chaque jour un
peu plus floues, il fallait impérativement arrêter de me prendre le chou
et reprendre les choses en main… Facile à dire, un peu moins facile à
faire.
Un
beau matin alors qu’un rayon de soleil éclairait Baluchon par la
fenêtre de l’atelier, je me suis mis à caresser sa coque, la tapoter
amicalement – je ne l’avais pas fait depuis plusieurs mois – et, en
m’installant à l’intérieur, plein de souvenirs me sont revenus : les
grandes chevauchées du large, les innombrables petits instants
merveilleux, les moments de solitude, les difficultés que nous avons
réussi à surmonter, les escales, les rencontres aussi… Ah oui, les
rencontres ! Elles qui me sont tombées dessus alors que j’avais entamé
ce voyage dans l’espoir de fuir les gens, je me retrouve maintenant avec
plein d’amis sincères partout autour du monde… Et tout ça, c’était
grâce à Baluchon.
Baluchon : le compagnon fidèle et fiable
La
peinture rouge de sa coque s’était un peu ternie au soleil des
tropiques mais, à vrai dire, c’était tout ce que j’avais à lui reprocher
à mon vaillant petit bouchon ! Il avait parcouru plus de 30 000 milles
sans broncher, sans le moindre signe de faiblesse ; contrairement à
beaucoup de bateaux croisés autour du monde, il ne m’avait pas donné le
moindre tracas, mis à part un problème de batterie et une voile un peu
trop légère au départ. Baluchon était le compagnon fidèle et fiable par
excellence, celui sur lequel on peut compter sans limite, pas une seule
fois en trois ans il n’a pas été à la hauteur. Pourtant, on en a vu des
mers qui auraient fait trembler plus d’un bateau de salon nautique…
Pourquoi
ne pas repartir ensemble ? Eh oui, pourquoi pas ? Mon esprit essayait
pourtant de résister à cette idée, de trouver des excuses, des excuses
bidon. Baluchon n’était pas assez grand pour mon nouveau projet de
monter en latitude. N’importe quoi ! Baluchon peut tout faire. Il l’a
prouvé à de nombreuses reprises. En plus, j’ai déjà annoncé que je
comptais construire un nouveau bateau. « Et quand on dit, on fait, sinon
on ferme sa gueule. »
Et
puis c’est une aventure en soi de construire un bateau. Oui, mais des
bateaux, j’en ai déjà construit plein, des tours du monde, je n’en ai
fait qu’un seul ! Moi qui ai tant fait d’efforts pour avoir une vie la
plus simple et rationnelle qui soit, je me retrouve à présent avec plein
de contradictions et d’injonctions dans la tête, il va me falloir
plusieurs jours pour mettre au clair la situation et un beau soir, je
prends enfin la décision de repartir avec Baluchon, la meilleure
décision avec le recul.
C’était
reparti, Baluchon finalement était le bateau parfait, ça aurait été
vraiment trop bête de ne pas continuer tous les deux.
En
un instant, tout s’est libéré, la pression financière que plombait mon
nouveau voyage avant même qu’il n’ait commencé, cette désagréable
sensation de doute… Tout s’est évaporé. C’était reparti, Baluchon
finalement était le bateau parfait, ça aurait été vraiment trop bête de
ne pas continuer tous les deux. Il suffisait d’apporter quelques
modifications à mon compagnon d’aventure.
La
chose qui m’avait causé le plus de contrariété, c’était la quille.
Certes, elle m’avait permis de rester à l’endroit pendant les nombreux
coups de vent, mais elle était un peu enquiquinante pendant les escales,
surtout quand j’ai eu besoin de sortir le bateau de l’eau. En fait,
j’ai choisi de naviguer sur un petit bateau principalement dans le but
d’éliminer tous les problèmes des gros bateaux et de gagner un maximum
d’autonomie. Moi qui adore donner des coups de main partout où je passe,
je déteste en revanche demander de l’aide et prends un malin plaisir à
toujours me dépatouiller par moi-même et à me sortir seul de toutes les
situations. Or, l’avantage d’un bateau de poche est justement de pouvoir
le mettre dans sa poche, de pouvoir le sortir de l’eau par ses propres
moyens sans avoir besoin d’une grue ou d’équipements spéciaux. J’ai donc
décidé de remplacer la quille existante par deux quilles sabre
relevables de 100 kilos chacune, de chaque côté de ma couchette.
Ça
ne devrait pas changer fondamentalement le comportement de Baluchon,
mais je pense que ça me procurera un sentiment de liberté et de sérénité
lors des escales, et facilitera grandement les transports terrestres
qui feront partie de la prochaine aventure… J’ajoute aussi à la liste
des travaux une boîte à mât pour pouvoir mâter et démâter encore plus
facilement, un nouvel arceau de retournement, un nouveau safran, des
hublots plus petits, une peinture complète, une nouvelle voile et nous
voilà parés pour un nouveau voyage.
À
ce jour Baluchon est fin prêt pour un nouveau départ au tout début de
l’été prochain. Le parcours, si les vents et les dieux de la mer sont
indulgents, se fera principalement en suivant à nouveau la route des
alizés, mais cette fois, je compte y rajouter une boucle vers le Nord,
une petite parenthèse terrestre au milieu d’une aventure maritime. Je
rêve depuis des années de me confronter au Canada. Pourquoi ne pas
profiter de ce second voyage pour y inclure cette destination ? Le but
donc, après avoir traversé l’Atlantique par la route Sud cet automne,
patienté un petit peu au chaud aux Caraïbes, est d’atteindre comme je
peux l’estuaire du Saint-Laurent en longeant la côte Est des États-Unis
dès le printemps 2025, d’essayer de le remonter le plus loin possible,
peut-être atteindre les grands lacs, puis trouver un moyen de transport
pour Baluchon, un train de marchandises ou un vieux pick-up, continuer
vers l’Ouest à travers les grandes plaines, les montagnes rocheuses,
passer l’hiver quelque part dans une cabane, me trouver un bonnet en
peau de castor, me faire copain avec un ours, marcher dans la neige avec
des raquettes, couper du bois, boire du thé et rêvasser…
Ensuite,
quand les beaux jours reviendront, rejoindre la côte Pacifique remettre
à l’eau Baluchon pour de nouvelles aventures maritimes… Cap au Sud,
cette fois, pour essayer de choper les alizés, retrouver les copains en
Polynésie, en Nouvelle-Calédonie, tenter l’Australie, puis l’océan
Indien, l’Afrique du Sud… Et un retour en Bretagne dans trois, quatre ou
dix ans.
Larguer les amarres, envers et contre tous !
Un
voyage pas très sérieux, qui s’annonce riche en péripéties et en
rebondissements. La preuve, je reçois déjà presque chaque semaine, des
mises en garde de grincheux, d’oiseaux mal emmanchés, m’affirmant par
avance que mon aventure ne va pas être possible, que l’Amérique du Nord
me refusera l’entrée, qu’il faut impérativement être en règle, avoir des
tas d’assurances et des recommandations, que ma barquasse n’a pas de
chauffage, pas de moteur, pas de trucs satellitaires, pas de ci, pas de
ça, pas de cuve pour stocker le caca… Bref, on me conseille vivement de
rester sagement tranquille sur mon canapé. Mais qui ne tente rien n’a
rien, on verra bien après tout ; si on commence avant même de partir à
se poser plus de questions que nécessaire, le projet est déjà cuit. Mais
j’ai un ange gardien surentraîné qui me permettra forcément de trouver
des plans B ; et puis l’aventure c’est l’aventure et c’est de toute
façon bien moins risqué pour l’âme que de rester à quai, avec la
certitude de la décrépitude et de rejoindre le clan des innombrables
marins rêvant d’improbables départs (l’année prochaine, si tout va
bien.) Mais Baluchon trépigne déjà, l’océan et l’aventure nous tendent
les bras, il n’y a plus qu’une chose à faire : larguer les amarres.
Cet article est paru dans le numéro 641 de Voiles et Voiliers, disponible dans les kiosques à partir du 14 juin 2024.