Après un long chantier hivernal mené seul, à raison de quatre heures par jour, Yann Quenet a remis Baluchon, son micro-voilier de 4 mètres de long, à l’eau le 31 janvier dans une nouvelle configuration. Après un premier tour du monde de trois ans, le quinquagénaire breton a longuement hésité avant de repartir sur une nouvelle aventure autour du monde en poussant toujours plus avant sa quête de simplicité et d’autonomie.
Le plus heureux des hommes. Dans son tout petit bateau, Yann Quenet ressent un bonheur immense. Ici, on ne trouve rien de superflu.
OLIVIER BOURBON
Yann QUENET.
Publié le 20/06/2024 à 12h20
Contrairement à ce qu’on m’avait prédit, le retour à terre, après trois ans de navigation, ne m’a pas paru si violent. Au début tout au moins. Reste que le contraste s’est tout de même révélé saisissant. Après tout, cela faisait plus de trente ans que j’en rêvais jour et nuit de ce voyage ! Maintenant qu’il avait touché à sa fin, il fallait évidemment trouver de quoi vibrer à nouveau. Mais qu’est-ce qui peut transcender cette aventure ? Maintenant qu’elle n’était plus qu’un souvenir diffus, je me posais parfois la question : était-ce un de ces innombrables rêves ? Était-ce la réalité ? La grande godille sculptée aux Marquises, suspendue au plafond de ma cabane-refuge de Saint-Brieuc, les innombrables visites de copains croisés tout autour du monde, mon fier Baluchon juché sur sa remorque dans un coin de mon atelier poussiéreux, tout ça me rappelait que ce fut bien réel que j’avais bien accompli ce drôle de périple.
Le projet d’un nouveau départ, oui, mais comment ?
À
mon retour, un peu trop médiatisé à mon goût, les questions avaient
fusé de toutes parts. « Quels sont vos projets maintenant ? »,
demandaient sans cesse les « journaleux ». Pris dans le tourbillon, et
pas vraiment capable d’envisager clairement la suite, j’avais déclaré
que je comptais construire un nouveau mini-bateau de 5 mètres pour
repartir au plus vite sur les flots… Oui mais voilà, ce voyage avait
englouti toutes mes économies et je n’avais plus le moindre kopeck, ne
serait-ce que pour m’acheter quelques planches pour un nouveau canot.
Peut-être qu’inconsciemment (ma naïveté n’ayant aucune limite), j’avais
annoncé ce projet avec l’espoir que cette médiatisation allait forcément
me rapporter un peu d’argent…
Comme
c’était prévisible, quelques vautours se sont bien rués sans vergogne
sur ma pauvre carcasse, me bouffant tout cru, me laissant juste quelques
miettes en retour, assez pour subsister jusqu’à la saison nouvelle,
mais pas assez pour envisager de financer un nouveau bateau et encore
moins le voyage qui s’ensuivrait… Rien de grave, l’adaptation est ma
qualité première.
Pour
concrétiser un second départ, la solution la plus naturelle est de
faire comme tout le monde : trouver un travail pendant un an ou deux,
prendre un crédit pour acheter les matériaux de base et, telle une
locomotive, se lancer à nouveau dans un projet à l’échéance incertaine…
Mon CV plein de trous, mon manque de formation et de diplômes officiels,
mon âge et mes mauvaises habitudes de rêveur-glandeur ont rapidement
rendu cette option assez illusoire. Autre solution : trouver un sponsor,
mais comment s’y prendre ? Il faut probablement se procurer un costume,
une cravate, un attaché-case, démarcher, téléphoner, sourire sur
demande, flatter, parler pour ne rien dire, se vanter, relancer,
insister… Tout cela me paraissait bien au-dessus de mes capacités. Et
puis à vrai dire, voir écrit en grand « Brioche Machin » ou « Camembert
Truc » sur la coque de mon bateau ne m’inspirait pas outre mesure.
Il
y avait aussi la possibilité de vendre Baluchon, mais même si sa valeur
sentimentale est énorme, quelle est sa valeur marchande ? Sûrement des
clopinettes. Et puis rien que d’associer l’expression « valeur marchande
» au nom de Baluchon me procure instantanément un gros malaise. Non,
hors de question de vendre mon Baluchon. On ne peut pas vendre un
copain.
Se remobiliser pour envisager la suite
Bref,
j’étais dans une impasse. Qui plus est, à ce moment de retour à la
réalité s’est ajouté un étrange sentiment, celui de l’imposteur. J’avais
pourtant bien fait gaffe avant de partir de ne pas succomber au mythe
du record du plus petit bateau autour du monde, le but était juste de me
faire plaisir et surtout pas d’épater la galerie. « Eh bien, tu as tout
faux mon garçon, tu t’es finalement fait griller sous les feux des
projecteurs et tu as bradé ton âme au diable, tu es vraiment trop con. »
J’avais beau fanfaronner, annoncer à tout va que j’étais bien au-dessus
de tout ce tapage, en réalité, j’ai bel et bien connu pendant quelques
semaines, le fameux trou d’air du retour de voyage.
Bien
sûr, cela n’avait rien de rationnel, mais mes idées pour trouver un
moyen de repartir rapidement sur les océans devenaient chaque jour un
peu plus floues, il fallait impérativement arrêter de me prendre le chou
et reprendre les choses en main… Facile à dire, un peu moins facile à
faire.
Un
beau matin alors qu’un rayon de soleil éclairait Baluchon par la
fenêtre de l’atelier, je me suis mis à caresser sa coque, la tapoter
amicalement – je ne l’avais pas fait depuis plusieurs mois – et, en
m’installant à l’intérieur, plein de souvenirs me sont revenus : les
grandes chevauchées du large, les innombrables petits instants
merveilleux, les moments de solitude, les difficultés que nous avons
réussi à surmonter, les escales, les rencontres aussi… Ah oui, les
rencontres ! Elles qui me sont tombées dessus alors que j’avais entamé
ce voyage dans l’espoir de fuir les gens, je me retrouve maintenant avec
plein d’amis sincères partout autour du monde… Et tout ça, c’était
grâce à Baluchon.
Baluchon : le compagnon fidèle et fiable
La
peinture rouge de sa coque s’était un peu ternie au soleil des
tropiques mais, à vrai dire, c’était tout ce que j’avais à lui reprocher
à mon vaillant petit bouchon ! Il avait parcouru plus de 30 000 milles
sans broncher, sans le moindre signe de faiblesse ; contrairement à
beaucoup de bateaux croisés autour du monde, il ne m’avait pas donné le
moindre tracas, mis à part un problème de batterie et une voile un peu
trop légère au départ. Baluchon était le compagnon fidèle et fiable par
excellence, celui sur lequel on peut compter sans limite, pas une seule
fois en trois ans il n’a pas été à la hauteur. Pourtant, on en a vu des
mers qui auraient fait trembler plus d’un bateau de salon nautique…
Pourquoi
ne pas repartir ensemble ? Eh oui, pourquoi pas ? Mon esprit essayait
pourtant de résister à cette idée, de trouver des excuses, des excuses
bidon. Baluchon n’était pas assez grand pour mon nouveau projet de
monter en latitude. N’importe quoi ! Baluchon peut tout faire. Il l’a
prouvé à de nombreuses reprises. En plus, j’ai déjà annoncé que je
comptais construire un nouveau bateau. « Et quand on dit, on fait, sinon
on ferme sa gueule. »
Et
puis c’est une aventure en soi de construire un bateau. Oui, mais des
bateaux, j’en ai déjà construit plein, des tours du monde, je n’en ai
fait qu’un seul ! Moi qui ai tant fait d’efforts pour avoir une vie la
plus simple et rationnelle qui soit, je me retrouve à présent avec plein
de contradictions et d’injonctions dans la tête, il va me falloir
plusieurs jours pour mettre au clair la situation et un beau soir, je
prends enfin la décision de repartir avec Baluchon, la meilleure
décision avec le recul.
C’était
reparti, Baluchon finalement était le bateau parfait, ça aurait été
vraiment trop bête de ne pas continuer tous les deux.
En
un instant, tout s’est libéré, la pression financière que plombait mon
nouveau voyage avant même qu’il n’ait commencé, cette désagréable
sensation de doute… Tout s’est évaporé. C’était reparti, Baluchon
finalement était le bateau parfait, ça aurait été vraiment trop bête de
ne pas continuer tous les deux. Il suffisait d’apporter quelques
modifications à mon compagnon d’aventure.
La
chose qui m’avait causé le plus de contrariété, c’était la quille.
Certes, elle m’avait permis de rester à l’endroit pendant les nombreux
coups de vent, mais elle était un peu enquiquinante pendant les escales,
surtout quand j’ai eu besoin de sortir le bateau de l’eau. En fait,
j’ai choisi de naviguer sur un petit bateau principalement dans le but
d’éliminer tous les problèmes des gros bateaux et de gagner un maximum
d’autonomie. Moi qui adore donner des coups de main partout où je passe,
je déteste en revanche demander de l’aide et prends un malin plaisir à
toujours me dépatouiller par moi-même et à me sortir seul de toutes les
situations. Or, l’avantage d’un bateau de poche est justement de pouvoir
le mettre dans sa poche, de pouvoir le sortir de l’eau par ses propres
moyens sans avoir besoin d’une grue ou d’équipements spéciaux. J’ai donc
décidé de remplacer la quille existante par deux quilles sabre
relevables de 100 kilos chacune, de chaque côté de ma couchette.
Ça
ne devrait pas changer fondamentalement le comportement de Baluchon,
mais je pense que ça me procurera un sentiment de liberté et de sérénité
lors des escales, et facilitera grandement les transports terrestres
qui feront partie de la prochaine aventure… J’ajoute aussi à la liste
des travaux une boîte à mât pour pouvoir mâter et démâter encore plus
facilement, un nouvel arceau de retournement, un nouveau safran, des
hublots plus petits, une peinture complète, une nouvelle voile et nous
voilà parés pour un nouveau voyage.
À
ce jour Baluchon est fin prêt pour un nouveau départ au tout début de
l’été prochain. Le parcours, si les vents et les dieux de la mer sont
indulgents, se fera principalement en suivant à nouveau la route des
alizés, mais cette fois, je compte y rajouter une boucle vers le Nord,
une petite parenthèse terrestre au milieu d’une aventure maritime. Je
rêve depuis des années de me confronter au Canada. Pourquoi ne pas
profiter de ce second voyage pour y inclure cette destination ? Le but
donc, après avoir traversé l’Atlantique par la route Sud cet automne,
patienté un petit peu au chaud aux Caraïbes, est d’atteindre comme je
peux l’estuaire du Saint-Laurent en longeant la côte Est des États-Unis
dès le printemps 2025, d’essayer de le remonter le plus loin possible,
peut-être atteindre les grands lacs, puis trouver un moyen de transport
pour Baluchon, un train de marchandises ou un vieux pick-up, continuer
vers l’Ouest à travers les grandes plaines, les montagnes rocheuses,
passer l’hiver quelque part dans une cabane, me trouver un bonnet en
peau de castor, me faire copain avec un ours, marcher dans la neige avec
des raquettes, couper du bois, boire du thé et rêvasser…
Ensuite,
quand les beaux jours reviendront, rejoindre la côte Pacifique remettre
à l’eau Baluchon pour de nouvelles aventures maritimes… Cap au Sud,
cette fois, pour essayer de choper les alizés, retrouver les copains en
Polynésie, en Nouvelle-Calédonie, tenter l’Australie, puis l’océan
Indien, l’Afrique du Sud… Et un retour en Bretagne dans trois, quatre ou
dix ans.
Larguer les amarres, envers et contre tous !
Un
voyage pas très sérieux, qui s’annonce riche en péripéties et en
rebondissements. La preuve, je reçois déjà presque chaque semaine, des
mises en garde de grincheux, d’oiseaux mal emmanchés, m’affirmant par
avance que mon aventure ne va pas être possible, que l’Amérique du Nord
me refusera l’entrée, qu’il faut impérativement être en règle, avoir des
tas d’assurances et des recommandations, que ma barquasse n’a pas de
chauffage, pas de moteur, pas de trucs satellitaires, pas de ci, pas de
ça, pas de cuve pour stocker le caca… Bref, on me conseille vivement de
rester sagement tranquille sur mon canapé. Mais qui ne tente rien n’a
rien, on verra bien après tout ; si on commence avant même de partir à
se poser plus de questions que nécessaire, le projet est déjà cuit. Mais
j’ai un ange gardien surentraîné qui me permettra forcément de trouver
des plans B ; et puis l’aventure c’est l’aventure et c’est de toute
façon bien moins risqué pour l’âme que de rester à quai, avec la
certitude de la décrépitude et de rejoindre le clan des innombrables
marins rêvant d’improbables départs (l’année prochaine, si tout va
bien.) Mais Baluchon trépigne déjà, l’océan et l’aventure nous tendent
les bras, il n’y a plus qu’une chose à faire : larguer les amarres.
Cet article est paru dans le numéro 641 de Voiles et Voiliers, disponible dans les kiosques à partir du 14 juin 2024.
Cette fois ci, il est dans les bacs des librairies; le livre témoignage "Le tour du monde avec mon baluchon" de Yann Quenet, aux éditions Le cherche Midi vient de paraitre.
"Pour ceux qui ne sont pas abonnés à Voiles et Voiliers, une retranscription de l'interview. "
Photo: Magaly de Falbala.
Interview de Yann Quenet aux Açores : « J’ai cru que mon bateau allait exploser ! »
[Par Christophe FAVREAU de Voiles et Voiliers]
Même s’il a progressé à vitesse lente, au près la quasi-totalité du temps depuis son départ du Brésil il y a 62 jours, le marin minimaliste breton parti à l’assaut du monde il y a près de trois ans à bord de son micro voilier de 4 mètres de long à bien cru sa dernière heure arrivée, pris dans un grain dantesque alors qu’il tentait de s’extirper d’un méchant pot au noir. Contacté par Voiles et Voiliers, il raconte cet épisode spectaculaire.
"Je ne m’étais pas vraiment préparé à un tel scénario"
Voiles et Voiliers : Yann, vous devez être content d’arriver enfin non ? C’était plus long que prévu !
Yann Quenet : Oui c’est vrai ! Mais c’était bien quand même. J’avais imaginé une remontée d’une quarantaine de jours pour rejoindre les Açores au départ du Brésil (Yann avait quitté la Marina Jacaré situé à une centaine de kilomètres au Nord de Recife le 26 avril dernier, NDR) mais j’aurais finalement mis 62 jours pour rejoindre les Açores. J’ai été un peu trop optimiste ! Toute la zone des alizés s’est faite dans 25 nœuds au près, ce qui sur un bateau normal est déjà un peu dur mais sur un bateau de 4 mètres seulement, ça secoue beaucoup ! Après le Cap Vert, l’alizé était beaucoup plus modéré mais du coup je n’allais vraiment pas vite, avec des moyennes journalières d’une cinquantaine de milles. Je reconnais que c’était un peu long d’autant que je ne m’étais pas vraiment préparé à un tel scénario, contrairement à mon départ de Nouvelle-Calédonie en direction de l’île de la Réunion. Là je savais que cela allait être long mais ce périple n’a finalement duré que 15 jours de plus que cette remontée du nord du Brésil vers les Açores, beaucoup moins longue théoriquement. J’ai même fait l’erreur de m’enthousiasmer trop vite à la fin des alizés quand j’ai commencé à faire cap direct vers les Açores. J’ai fait l’erreur de penser que je n’en avais plus que pour 10 jours alors que j’ai finalement mis un mois à rejoindre Horta ! Une grosse dépression a généré du vent de Nord qui m’a barré la route. J’ai dû le prendre avec philosophie et me dire que j’allais bien arriver un jour quelque part ! Il fallait rester stoïque et vivre la navigation au jour le jour, sans se projeter.
"C’était vraiment cauchemardesque. J’ai même cru que ma fin arrivait."
Voiles et Voiliers : Et comment s’est passée la traversée du pot au noir ?
Yann Quenet : J’en ai bien bavé ! J’ai notamment dû affronter un grain terrible, une tornade tellement forte que j’ai cru que mon bateau allait exploser ! Cela a duré un quart d’heure mais c’était absolument incroyable, démentiel… J’ai vraiment cru que mon petit Baluchon allait se disloquer. C’était à la tombée de la nuit, après une longue journée sans vent. Il faisait extrêmement chaud et il s’est mis à faire tout noir d’un seul coup. Le vent est monté, très très fort, au point que même à sec de toile, le bateau gîtait à 45 degrés, tout le temps de ce phénomène extrême. Le compas est devenu fou. J’ai été secoué très violemment sans trop comprendre ce qui m’arrivait. C’était vraiment angoissant car j’avais eu jusqu’ici totalement confiance dans la solidité de mon bateau mais la violence des éléments dépassait les limites de l’entendement. Je ne savais plus si l’eau qui tombait en trombe arrivait du ciel où de mer, cela venait de partout. La pression était telle que cela dégoulinait partout à l’intérieur. C’était vraiment cauchemardesque. J’ai même cru que ma fin arrivait. Et puis tout est soudainement redevenu très calme, au bout d’une quinzaine de minutes.
"J’ai vraiment cru que c’était la fin des haricots"
Voiles et Voiliers : C’est finalement votre premier vrai moment de grosse inquiétude sur ce tour du monde.
Yann Quenet : Oui c’est vrai. J’ai vraiment cru que c’était la fin des haricots. Comme je le disais, j’ai eu une traversée du pot au noir compliquée qui s’est passée en deux temps, avec une première partie de vent faible, des grains suivis d’une période de vent d’Est relativement faible mais gérable. Je pensais avoir passé cette zone délicate mais au bout de trois ou quatre jours, je suis retombé dans une zone infernale avec des grains beaucoup très violents auxquels succédaient une absence totale de vent et une chaleur insupportable.
"L’eau était vraiment imbuvable !"
Voiles et Voiliers : Cela vous a au moins permis de récupérer pas mal d’eau…
Yann Quenet : Il est vrai que j’en ai récupéré beaucoup dans cette traversée musclée du pot au noir mais cette remontée de l’Atlantique a duré tellement longtemps que j’ai dû remettre en service mon petit dessalinisateur à main, ce qui n’a pas été sans conséquence puisque l’eau produite était infecte ! Normalement il faut le rincer assez régulièrement mais je ne l’avais pas fait depuis ma traversée Nouvelle-Calédonie – Réunion… Du coup, l’eau était vraiment imbuvable ! Bon, c’était mieux que de ne pas avoir d’eau du tout mais il fallait que je me force pour boire. Bon, cela reste malgré tout anecdotique.
Voiles et Voiliers : Cette navigation exclusivement au près doit faire de vous un spécialiste de cette allure à bord de Baluchon désormais !
Yann Quenet : Oui ! D’autant qu’avec mon petit gréement (une voile enroulée autour d’un mât pivotant qui fait office d’enrouleur à l’avant du bateau, NDR), je pouvais faire des réglages au quart de poil sans avoir besoin du safran. Je pouvais régler mon cap et ma vitesse rien qu’en jouant sur l’enroulement de la voile autour du mât. J’ai bien progressé sur le réglage subtil de ce gréement au près. Je n’ai d’ailleurs quasiment pas du tout utilisé le régulateur d’allure. Ces 62 jours de navigation m’auront au moins appris celà !
"faut être un peu stoïque et prendre l’adversité comme elle vient"
Voiles et Voiliers : Revenons sur la longueur imprévue de cette remontée de l’Atlantique en provenance du Brésil. À quel moment avez-vous commencé à vous rationner en nourriture ?
Yann Quenet : Quand le vent est repassé au Nord, après que je pensais pouvoir tirer tout droit vers les Açores, j’ai compris que cela serait beaucoup plus long que prévu et j’ai commencé à compter tout ce qui me restait de nourriture, en me basant sur les prédictions les plus pessimistes qui soit cette fois. Je me suis basé sur une estimation de 55 jours. Mais ce n’était pas encore suffisant . J’ai donc dû me rationner encore plus avant d’arriver aux Açores. C’est là qu’il faut être un peu stoïque et prendre l’adversité comme elle vient.
Voiles et Voiliers : Ce qui est un peu dans votre nature !
Yann Quenet : Probablement ! Je suis un peu comme ça mais si je reconnais que sur cette traversée, je suis parti un peu le nez au vent et, même si cela n’a pas été vraiment plus dur que les autres étapes de ce tour du monde, j’ai dû me réadapter à la longueur inattendue de ce parcours en cours de route, ce qui m’a demandé de travailler un peu sur moi, même s’il est vrai, je pense que j’ai sans doute un peu de prédispositions naturelles pour traverser ce genre de situations.
"Maintenant que je suis à Horta, je vais pouvoir dessiner le nom de mon bateau sur le quai comme le veut la tradition ici !"
Voiles et Voiliers : Vous êtes arrivé ce lundi 27 juin au matin. Quels sont vos plans maintenant ?
Yann Quenet : Je vais devoir réduire un peu le temps initial que je voulais consacrer à cette escale. J’ai eu une arrivée très sympa avec beaucoup de gens intrigués par la taille de mon bateau ou d’autres qui étaient contents de me voir car ils suivent mon aventure. Maintenant que je suis à Horta, je vais pouvoir dessiner le nom de mon bateau sur le quai comme le veut la tradition ici. J’ai juste fait un petit détour autour du monde avant (rires). Et puis, je retrouve des gens que je connais déjà, avec qui j’ai noué des affinités tout au long de mon périple entrepris il y a bientôt 3 ans. J’ai prévu de revenir en Bretagne début août. Je pensais initialement rester un mois mais ce ne sera finalement qu’une dizaine de jours.
Voiles et Voiliers : Directement vers Saint-Brieuc, là où vous avez construit votre micro voilier Baluchon dans votre garage pour 4 000 € ?
Yann Quenet : Oui a priori. Il va falloir retrouver un travail, gagner de l’argent, remettre des chaussures, faire ma déclaration d’impôts… Bref, des trucs de grandes personnes ce qui ne m’enchante pas vraiment mais bon, j’ai aussi d’autres projets enthousiasmants qui vont m’aider à supporter tout cela. Ce tour du monde m’a permis d’apprendre à supporter beaucoup de choses !
La Navigatrice Diane Jüllich nous offre pour Noël une vidéo d'un ami navigateur commun à Yann Quénet qui a passé le Cap Horn avec un bateau de 29 pieds (un peu moins de 9m): Pascal Lutz.
Yann Quénet nous partage le récit de la traversée La Réunion- Afique du sud:
"Avec un peu de retard, des extraits de la traversée de Baluchon vers l'Afrique du sud:
Le matin du départ, c'est un peu l'effervescence, plusieurs amis sont venus me dire au revoir, même que deux d'entre eux se sont ramenés avec une cornemuse, une caisse claire et un énorme Gwen-a-Dü. Dès le petit matin, de la musique Bretonne résonne sur les quais. En même temps que ça me fout une chaire de poule pas possible, ça rameute encore plus de monde. Encore une fois, ce départ ne se fera pas sous le signe de la discrétion.
Je ne suis pas en grande forme, quelques jours plus tôt, j'ai été victime d'un guet appen amical (mais néanmoins sournois) au rhum arrangé, je me suis retrouvé comateux au petit matin sous un toit que je ne connaissais pas, avec seulement de très vagues souvenirs du déroulement de la soirée précédente.
Malheureusement je ne me suis pas réveillé comme je l'aurais tant aimé, avec une jolie petite métisse créole à mes cotés, mais j'avais quand même partagé le bout de matelas qui m'avait servi de lit avec de charmantes araignées ou des bestioles dans le même genre, qui en guise d'affection, m'avaient boulotté un pied pendant la nuit , (heureusement elles ne s'étaient arrêtées qu'au pied !) il était devenu violet et tout, gonflé, et comme j'avais éclaté les grosses cloques provoquées par les morsures en les grattant inconsciemment dans mon sommeil, j'avais tout le dessus du pied à vif. En plus d'avoir des kangourous qui jouaient au rugby dans mon crâne , je marchais en boitillant à cause de se foutu pied que je n'arrivais même plus à rentrer dans ma chaussure.
Rien que le mot "rhum" me foutais la gerbe, ce qui fait que la soirée d'adieu organisée le soir même avec les copains d'Orialis (un voilier en aluminium croisé en Polynésie qui comptait partir le même jour que moi) à été bien plus sobre.
Photo Régis Henry
Malgré ça, ce matin je suis encore bien vasouilleux, je manque sérieusement d'entraînement. La sociabilisation, ça a sûrement du bon, mais visiblement il est temps pour moi de repartir, j'aurais tout le temps de me reposer en mer.
ce séjour à la Réunion aura été tout de même une sacrée escale. [....]
Arrivée dans la grande darse d'entrée du port, je peux enfin dérouler la voile et tirer quelques bords.
Tout un tas de gamins sont là à apprendre le kayak sur le plan d'eau, on échange quelques mots. La monitrice très charmante leurs explique que j'arrive de Nouméa et que je pars pour l'Afrique du Sud, visiblement aucun de ces lieux ne dit rien à ces marmots.
-On peut vous accompagner monsieur ?
À ce moment une bonne bourrasque me tire pour de bon du port, je fais des grands signes aux gamins et aux copains sur les quais.
Adieu la Réunion ! Quelle sacrée escale ça a été !
Mais ça fait du bien aussi de reprendre la mer, je suis tout euphorique et je sens mon petit Baluchon impatient de revoir le large. [....]
Le trajet cette fois, consiste à contourner Madagascar par le Sud et ensuite tracer plein Ouest vers le port de Richard's Bay, soit une petite étape de seulement 1500 milles. [....]
La première semaine, le vent n'est pas au rendez vous,, c'est tout mollasson, même si habituellement, le manque de vent m'énerve un peu, cette fois, je plonge avec délectation dans une sorte de rêverie permanente, parfois même, je laisse Baluchon aller comme ça lui plaît, à on arrivera quand on arrivera, y'a pas le feu au lac non plus.
[....]
J'ai encore des soucis d'électricité, ma batterie neuve ne charge pas du tout, je pense d'abord à un problèmes sur les régulateurs de mes deux petits panneaux solaires, mais même en les court-circuitant, les panneaux arrivent à peine à compenser la consommation du détecteur AIS qui est particulièrement sobre en énergie, bref cette fois ce sont les panneaux qui sont en train de me lâcher, si ça ce trouve, ce sont même eux qui sont à l'origine de la mort de mes batteries pendant la traversée précédente.
Mais ça ne me fait ni chaud ni froid d'être en rade d'électricité, ma nouvelle girouette automatique fait le travail parfaitement, j'ai un feu de navigation de secours qui tient pratiquement deux nuits de suite avec un jeu de piles, et ma liseuse est chargée à bloc, pas la peine de se faire du mouron avec les photons ! Pour ma position, je me contente d'allumer ma tablette une minute par jour pour avoir mon point GPS et suivre le reste du temps le cap au compas, j'ai en plus un GPS classique à pile en réserve au cas où, bref, je pourrais largement tenir des semaines sans électricité, pas la peine de se prendre la tête pour rien finalement.
[....]
La pointe sud de Madagascar est réputée pour avoir du mauvais temps presque toute l'année, il est conseillé aux navigateurs de bien contourner l'île par le Sud, pas à moins de 150milles de la côtes , certains préconisent même 200 milles, comme je suis un garçon pragmatique, je coupe la poire en deux et vise à 175 milles, de toute façon, je m'attends à me faire bien brasser, c'est une de mes devises préférée, "Attends toi au pire comme ça tu n'es jamais déçu" .
Dès que je commence à bifurquer vers l'Ouest, je sens tout de suite qu'il va se passer quelque chose, il y a très peu de vent, mais le bateau et la voile sont couverts de condensation, des milliers de gouttelettes tombent en pluie sur le pont à chaque fois que la voile faseye, pas besoin d'être experts en météo pour comprendre que le temps va sûrement changer d'ici peu.
Bien vu ! Une heure plus tard presque instantanément, le vent vire radicalement plein sud et se met à souffler très fort, la mer se lève presque à déferler.
Dessin de Yves Deniaud
Ça secoue dur, d'autant que cette fois, pas question d'appliquer, ma méthode du bouchon (appelée aussi la méthode du shaker ou encore de la poule mouillée), méthode qui consiste, face aux situations de mauvais temps à s'enfermer dans le bateau et d'attendre comme on peut que ça ce passe. Cette fois, il n' y a pas le choix, il faut faire comme les grands et affronter la mer en faisant route coûte que coûte, Dans ce secteur, on peut attendre longtemps avant que la mer se calme, et avec ce vent du sud qui a l'air de venir tout droit de l'Antarctique tant il est glacial, on ne peut que dériver que vers le Nord et donc, se rapprocher du plateau continental au Sud de Madagascar avec une aggravation systématique de l'état de la mer.
Malgré son manque de puissance et de vitesse, Petit Baluchon se bagarre comme un beau diable face aux éléments, comment je suis trop fier de ce petit navire !
Tout irait pour le mieux sans qu'un bruit effrayant se mette à résonner de partout dans le bateau, j'ai un moment l'impression que quelqu'un est en train de jouer au marteau piqueur sur le pont tellement le bruit est fort, (c'est une image bien sûr, vu l'état de la mer, personne ne peux tenir à l'extérieur sans se faire éjecter dans la seconde, qui plus est, même si je suis le mec le plus sympa et tolérant du monde, je serais tout de même intervenu pour stopper un individu qui s'attaquerait au pont de mon bateau avec un tel engin) .
Au bout de plusieurs minutes, j'arrive à localiser d'où vient le bruit, c'est en fait l'extrémité de ma godille, saucissonnée le long de ma main courante, qui se met à vibrer comme une folle, il faut arrêter ça le plus rapidement possible car j'ai peur que ça rentre en résonance et que ça finisse par casser quelque chose.
Depuis un bail déjà, les vis de fermeture du capot avant sont cassées, je serre maintenant le joint d'étanchéité avec deux cordelettes que j'entortille sur deux petit bout de bois, c'est aussi efficace que les vis, mais c'est bien plus long à défaire, surtout dans ces conditions.
Enfin, j'arrive, en passant la tête par le capot à ficeler à peu près correctement le bout de la godille vibrante tout en recevant au passage de bons paquets de mer, heureusement, j'avais auparavant bien pris soins de me foutre à poil histoire de ne pas mouiller mes vêtements. En rentrant à l'intérieur, c'est à nouveau tout un bordel pour remettre les cordelettes de fermeture, les vagues déferlent encore et encore sur le pont, il faut se magner le train.
Mais dans la précipitation, les secousses et mes tremblements à cause du froid, je casse un des petits bout de bois de serrage, l'eau pisse de partout, je prends la première chose qui me tombe sous la main pour serrer la cordelette: ma brosse à dent, qui fait le travail parfaitement.
Ouf enfin au sec ! Enfin "au sec": façon de parler, comme un con j'ai laissé mes vêtements et mon sac de couchage sur ma couchette du tout est archi trempés, même ma serviette pour m'essuyer. J'arrive tant bien que mal à me sécher, et enfile mon dernier tee-shirt sec, je sorts mon vieux ciré tout moisi pour essayer de me protéger du froid et de l'humidité et me réchauffer un peu.
Baluchon n'a plus vraiment besoin de moi maintenant et file tour seul dans la plume, parfaitement dirigé par Bébert la girouette automatique.
Le gros temps va durer comme ça 48 heures sans vraiment de problèmes, à part le fait que je ne peux plus utiliser ma brosse à dent, je vais sûrement un peu puer de la gueule pendant quelques jours, mais, à vrai dire ça ne va pas déranger grand monde.
Le reste de la traversée va se poursuivre sous toutes sortes de conditions de mer et de vent, je reprends mes rêveries nonchalantes, le temps passe ainsi bon an mal an, mais je ne suis pas aussi serein et confiant que le sur la première partie. La réputation de sale temps aux alentours de l'Afrique du Sud doit probablement me travailler un peu le cerveau.
[....]
À 150 milles des Côtes Africaines, le vent assez costaud de 30noeuds cesse brutalement, le bateau se met alors à gigoter comme c'est pas permis sur cette mer encore perturbée, impossible de garder la voile à poste tant ça roule, c'est infernal, j'attends une nuit entière à dériver et à me faire secouer comme un prunier, au petit matin je peux enfin mettre de la toile et faire un peu de route, mais c'est assez pénible, le soir suivant, de méga éclairs zèbrent le ciel de partout, accompagnés par des grondements terrifiants, le vent est faible et change de direction en permanence, ça commence à m'agacer.
Je visais jusque-ici un point situé à environ 30 milles au Nord de Richard's bay, pour contrer le courant du canal du Mozambique qui déboule à 4-5noeuds vers le Sud tel un tapis roulant géant, mais durant la dernière nuit, encore sous des orages impressionnants, je fais mon timide et me tiens par excès de prudence à environ dix milles de la côte, au petit matin, l'Afrique m'apparaît enfin. Depuis 48 heures je la sentais, une odeur très forte, un mélange de terre mouillée et de végétation,
-L'AFRIQUE MEC ! L'AFRIQUE !
Que je me répète sans cesse sans vraiment y croire.
Dessin de Yves Deniaud
Mais la belle Afrique est aussi capricieuse, elle sait se laisser désirer, le vent m'abandonne à seulement 7 milles, de l'arrivée, la côte défile devant moi à toute vitesse sans que j'ai la possibilité de m'en approcher, Richard's bay, et les nombreux cargos mouillés devant me regardent passer tranquillement, j'essaye tant bien que mal de profiter du moindre souffle d'air sans beaucoup de résultat, ma voile n'est pas vraiment faite pour le tout petit temps.
La carte indique plus de 80 mètres de fond, impossible de balancer mon ancre, pas question non plus d'attendre la renverse de courant comme en Bretagne, ici ça descend indéfiniment vers le sud.
Je croise par hasard, un petit bateau de pêche au gros, je l'interpelle en soufflant dans un petit sifflet en plastique, les types à bord on l'air de complètement halluciner quand je leur explique que j'arrive de France.
Tout de suite, le patron du bateau appelle un copain à lui à la VHF, pour venir me tracter, (ha oui tiens la VHF ! Ça ne me vient toujours pas à l'esprit d'utiliser cet appareil, il me reste pourtant quelques volts pour un appel, je préfère visiblement mon petit sifflet en plastique).
Quinze minutes plus tard, une petite barge qui sert au transfert des équipages sur les cargos au mouillage vient exprès vers moi pour me remorquer, les gars sont super courtois et amicaux, on se présente par nos prénoms, Baluchon est alors tracté tranquillement, on s'arrête un moment pour prendre une équipe sur un cargo et on se dirige vers l'entrée du port.
Pendant ce temps, le vent se lève enfin, je suis un peu déçu, j'aurais peut-être pu rentrer par mes propres moyens.
A 1milles de l'arrivée, un semi-rigide des sea-rescue vient prendre le relais pour le remorquage, je me sens gêné de déranger tous ces gens, mais ça ce fait d'une manière si naturelle et professionnelle, que l'entraide entre marin semble couler de source.
Photo Jenny Crickmore-Thompson
Une demi heure plus tard je suis amarrée, au quai d'entrée à Tuzzi Gazi, j'aperçois avec étonnement deux singes qui se trimbalent sur le quai.
Depuis
plus de trois semaines maintenant, je n'arrête plus d'être invité
midi etsoir
pour des repas ou des apéros d'adieu; il est temps que ça se
termine, je commence à prendre du ventre, à ce rythme, je ne
pourrai bientôt plus rentrer dans mon bateau; ça permet quand même
de faire quelques réserves et de ne pas trop avoir le temps de
penser à la très longue route qui m'attend.
Le
matin du départ, plein d'amis sont venus sur le quai pour me
souhaiter bon vent et m'emmener quelques gâteaux, bonbons ou boites
de sardines, je suis très ému, même si Baluchon est déjà chargé
à bloc et que je commence à faire des indigestions rien qu'à la
vue d'une boîte de sardine, je n'ose pas refuser.
La
sortie du port et du lagon se passe tranquille sous un petit vent
pépère, je suis accompagné par plusieurs bateaux, et même un
moment par la vedette de la gendarmerie maritime, sur le moment, j'ai
un petit moment d'inquiétude, j'espère qu'ils ne vont pas me
demander les papiers du bateau et contrôler mes équipements, mais
non, les gendarmes eux aussi ont fait un petit détour rien que pour
me souhaiter bon voyage.
Au
sortir de la passe, je me retrouve enfin seul, j'ai une sensation de
vertige quand j'ouvre la carte sur ma tablette, le trajet me paraît
tout à coup complètement démesuré, je me demande sur le coup si
je n'ai pas perdu le sens commun pour me lancer sur une distance
pareille sur un si petit bateau.
Pour
couronner le tout, j'ai une très forte douleur à la poitrine. Dans
un moment de délire hypocondriaque, je pense que je suis en train de
me faire une petite crise cardiaque, pauvre chouchou ! Je sais bien
que l'accueil en Nouvelle Calédonie a été plus que chaleureux et
que ça fout les boules de partir, mais de là à passer l'arme à
gauche, c'est quand même un peu exagéré, d'autant que j'ai encore
plein de choses à faire avant.
En
m'allongeant quelques heures, la douleur s'estompe peu à peu, mais
je suis tout barbouillé, ce n'est en fin de compte qu'un vulgaire
mal de mer mélangé à une sorte de crise d'angoisse .
Au
bout de deux ou trois jours, j'arrive à prendre quelques repères et
à me réhabituer progressivement au roulis incessant de Baluchon, je
retrouve mes innombrables petits bleus tout autour du bassin à force
de me cogner contre les bords du capot.
Le
pilote automatique fait son boulot bien consciencieusement, mais
parfois se met en veille, ça je connais comme panne, c'est juste une
connexion électrique pas trop nette, je fais une petite inspection
sur toute la ligne, en pulvérisant du nettoyant contact et en
grattouillant les connexions, mais malgré ça, ça recommence de
plus en plus souvent, bizarre comme truc ?! Je vérifie alors les
batteries et là horreur ! l'une d'elle dépasse à peine les 11volts
et 11,5 pour l'autre, ce n'est pas ce qu'on peut appeler la grande
forme pour des batteries.
Pourtant les deux petits panneaux solaires
débitent de l'électricité convenablement, je ne devrais pas les
avoir si vides. En essayant de les charger une par une, celle de 11v
ne veut plus rien charger du tout, l'autre arrive péniblement à 12v
en toute une journée de charge pour redescendre tout doucement
pendant la nuit sans qu'il n'y ai rien de branché dessus, bref,
elles sont carrément mortes. C'est comme ça chez les batteries!
Quand une claque, l'autre, par solidarité claque aussi, c'est beau
et noble, mais moi, ça ne m'arrange pas du tout, j'ai encore près
de 6800 milles à parcourir avant le prochain magasin de batterie.
Pendant un instant, j'envisage de faire demi tour vers Koumak, une
petite ville au Nord de la Nouvelle Calédonie qui n'est encore qu'à
vingt quatre heures de navigation, de là, en seulement quelques
heures de car, je pourrais rejoindre Nouméa et m'acheter une
nouvelle batterie, facile! Mais rien que l’idée de faire demi tour me
rebute au plus haut point, non !
Pas question de revenir en arrière,
cap à l'Ouest coûte que coûte.Il faut juste trouver un moyen pour
faire naviguer Baluchon tout seul, le reste pourra très bien ce
faire sans électricité. Depuis mon départ de France, j’annonçais
crânement à qui voulait bien l'entendre que mon bateau était si
bien conçu et équilibré qu'il pouvait très bien naviguer sans
pilote, c'est le moment de le prouver, j'essaye plein de petites
astuces délirantes, rien n'y fait, Baluchon n'arrive pas à garder
son cap
plus d'un e demi heure, avant qu'une vague ou une bourrasque le fasse
dévier de sa route. Ça me contrarie un peu. Il faut absolument que
je bricole un régulateur d'allure de fortune.
Il me faut
pratiquement une journée de cogitation pour imaginer avec le peu de
matériel que je possède à bord, une sorte de grosse girouette qui
agira sur la barre quand le bateau dévira de cap par rapport au
vent. Au début, je suis un peu sceptique quant à l'efficacité de ma
girouette, je me mets en tête qu'il me faudra plusieurs jours de
bidouillage pour trouver un résultat à peu près correct, mais qui
n'essaye rien n'a rien.Miracle! Au bout du deuxième essai, la
girouette marche à la perfection, c'est tellement étonnant que je
reste presque une heure comme un nigaud à regarder hypnotiquement
cette sorte d'installation de bric et de broc barrer parfaitement.
Bien sûr, ça demande un peu de subtilité dans la tension des
drosses et il faut que la voile soit impérativement réglée au
quart de poil, mais l'ensemble fonctionne en silence et avec
efficacité, c'est quasiment magique, je décide de baptiser la
girouette Bébert (un clin d'œil à mon copain Bébert de Bretagne
qui lui, ouvre tout le temps sa gueule et est totalement inefficace ). J'essaye d'améliorer un peu le système mais comme toujours,
lemieux
est l'ennemi du bien, ça marche moins bien, je remets le tout comme
au départ et me jure de ne plus toucher à rien tant que ça
fonctionnera.
Je reprends mon chemin serein, laissant à la batterie
la moins faible le fonctionnement du détecteur AIS, ça tiendra le
temps que ça tiendra...j'ai un feu de navigation de secours à pile
pour quand je croise un autre bateau. Pour ma tablette et ma liseuse,
je les charge directement au cul d'un des panneaux et ça marche
parfaitement. Ça aurait été vraiment trop bête de faire demi tour
pour si peu.
En arrivant, une vingtaine de jours plus tard, à
l'entrée du détroit de Torres entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée
et le Nord de l'Australie, le temps jusque là gris et maussade se met
au beau, le ciel devient tout bleu et la mer turquoise, j'en profite
pour faire sécher mon matelas et l'intérieur du bateau. Depuis une
bonne semaine, la mer était devenue assez vicieuse et roublarde pour
m'envoyer des paquets de mer en veux tu en voilà, surtout quand
j'avais besoin de sortir la tête du capot pour régler Bébert, ce
qui me donnais à chaque fois la joie de prononcer quelques jurons
bien dégoulinants.
L'intérieur
de Baluchon est trempé, poisseux et saturé de sel, ça pue le
moisi, la sueur, la pisse et le poisson pourri et je n'ai plus de
vêtements secs, c'est pas vraiment la joie.
Le détroit avec ses
innommables récifs et ses courants sournois se montre très
indulgent envers moi avec un petit vent modéré, j'avais fixé la
date de mon départ de Nouvelle Calédonie afin d'arriver ici pendant
la pleine lune, ce qui fait que je distingue parfaitement les récifs
et les îlots en pleine nuit.
Mais ce que je redoutais le plus en
rentrant dans la zone Australienne était la réaction des gardes
côtes. Depuis Nouméa, j'en avais entendu de histoires sur ces fameux
gardes côtes, des trucs de dingue, du style tu peux avoir une amende
de plusieurs millions de dollars voir même faire un séjour en
prison juste parce que tu t'es trompé d'un numéro dans l'adresse de
ton hôtel ou que tu as oublié une pomme de ton déjeuner dans ton
sac à dos, bref, pour un client dans mon genre, avoir affaire à des
gens un peu trop stricts m'inquiétait un peu, d'autant que d'après
ce qu'on m'a dit, des avions survolent la zone du matin au soir pour
te poser sans cesse une liste de questions longue comme le bras, moi
qui déteste causer à la radio, ça s'annonce mal.Quand j'ai aperçu
mon premier avion de contrôle, cela faisait déjà vingt quatre
heures que je zigzaguais bon an mal an parmi tout un tas d'îlots
coralliens, j'ai bien préparé ma vhf portable ainsi qu'un petit
papier, où j'avais écris plein de choses sensés intéresser des
douaniers tel que: ma date de naissance, la pointure de mes
chaussures, le nom de jeune fille de ma grand mère ou la couleur de
mon caleçon. Je me suis bien raclé la gorge en attendant
fébrilement. Quand l'appel est venu, le douanier à l'autre bout
était très courtois, il m'a juste demandé d'où je venais et où
j'allais comme ça dans mon petit "vessele", il m'a aussi demandé la
taille de mon bateau, quand j'ai répondu, j'ai entendu des grands
wouah et des rires dans la cabine de l'avion, l'opérateur m'a alors
souhaité bon voyage dans mon "incredible" aventure. Quand l'échange
s'est terminé et que l'avion s'est éloigné, je me suis retrouvé
tout chose et tout ému. Quel sacré ce Baluchon! pouvoir rendre sympathiques
des hommes passants pour les plus psychorigides du monde, c'est pas
donné à tout le monde quand même.
Malgré le manque de sommeil et
la fatigue, je passe petit à petit et assez facilement le labyrinthe
de Torres, jusqu'à qu'à frôler l'île Hammond, juste à côté de
l'île du Prince de Galles tout au Nord de l'Australie, en fait, ce
n'était pas vraiment nécessaire pour moi de descendre si près de
la côte mais j'avais en tête de pouvoir capter le réseau
téléphonique Australien histoire d'envoyer quelques nouvelles,
bingo ! ça marche je reçois un SMS: mon opérateur m'accompagne en
Australie (sympa!), j'envoie quelques messages,mais je n'arrive pas à
capter internet, pas grave, j'essaierai de me rapprocher à nouveau de
la terre plus tard, pour l'instant, il fait nuit et je suis naze,
j'entreprends la dernière partie du chenal.
Je croise trois gros
cargos à la queue leu leu, nos routes se coupent d'un peu près c'est
vrai, mais j'ai assez de vent pour manœuvrer et les éviter, mais
les cargos eux, on l'air un peu sur les nerfs, deux d'entre eux
actionnent leurs sirènes comme des gros tarés semblant me dire
"dégage de là connard!" je suis le seul autre bateau dans
le coin et je le prends pour moi. Comme par hasard, l'internet sur
mon téléphone se met en fonction juste à ce moment, ça envoie des
dizaines de bibs de notifications, vingt jours d'abstinence numérique
et ça déclenche autant d'alarmes que sur un avion de lignes en
détresse, et ces putains de cargos qui recommencent leur cinéma
avec leurs sirènes, tous ces bruits me stressent à mort, à tel
point que je suis à deux doigts de sortir ma vhf pour «prier» à
ces klaxoneurs de mes deux de fermer leurs grandes gueules.
Finalement
je fais un grand détour pour éviter ces mauvais coucheurs et pour
me calmer un peu, je dois être vraiment crevé pour me mettre dans
un état pareil, il faut absolument me reposer et reprendre des
forces dans les prochains jours, d'autant que j'en suis à à peine
un quart du parcours.
J'arrive quand même à envoyer un post sur les
réseaux sociaux et quelques messages personnels, je parcoure en
vitesse mes mails: rien d'important pour moi, j'éteins vite fait le
téléphone et reprends mon cap à l'Ouest.Quelques heures plus tard,
je suis enfin sorti du détroit, je me fais une bonne plâtrée de
nouilles lyophilisées avec une tonne de fromage en poudre et m'allonge
pour un bon roupillon, mais, en mettant l'alarme pour 40 minutes
de sommeil, j'oublie de l'enclencher, je me réveille presque quatre
heures plus tard en plein jour en plein milieu d'une zone infestée
de cargos, pas vraiment prudent comme attitude. La prochaine fois, il
faudra mieux gérer mon sommeil et les retours, même momentanés à
l'approche du monde des gens.
La suite, la traversée de la mer
d'Arafura et la mer du Timor, qui consiste à longer tout le Nord de
la Côte Australienne, se relève aussi ennuyeuse que navrante.
Ennuyeuse car le vent faiblart et toujours pile vent arrière
m'oblige à tirer de grands bords à la vitesse d'un bigorneau.
Navrante également, car la mer est quasiment recouverte de déchets
plastiques, c'est la première fois depuis mon départ que j'en
croise autant, l'être humain est vraiment un sacré sagouin quant on
y pense. Tout cela, ajouté avec déception de ne pas pouvoir
m'arrêter en Australie, point d'orgue initial de mon voyage, me fait
paraître cette partie de l'étape très longue et très morose. Pour
me consoler, en passant au large de Darwin, je me rappelle du roman
de Douglas Kennedy: piège nuptial. C'est peut-être une bonne chose
après tout cette pandémie, car, dans l'affligeant état de manque
de douceur féminine dans lequel je me trouve, j'aurais moi aussi été
tout à fait capable de prendre cette auto-stoppeuse complètement
maboule en plein milieu du bush Australien.
Autre point positif: je
suis en permanence sous des ciels d'une beauté à tomber par terre,
les levés et couchés de soleil sont époustouflants, ça ne
compense évidemment pas le fait de naviguer sur une mer de plastique
dégueulasse, mais ça met quand même un peu de poésie dans le
paysage.
Au bout d'une vingtaine de jours, j'arrive enfin à
atteindre l'Océan Indien, le manque de vitesse est à deux doigts de
me rendre fou, j'en suis presque à réclamer à corps et à cri un
peu de vent. Mon royaume pour de l'alizee ! Ha tu veux du vent mon
petit père!? Attend un peu ,en voilà!À peine 100 milles après le
point le plus à l'Ouest de l'Australie, le vent vire enfin au Sud
Est, chouette ! Mais cette fois, ce n'est pas de l'alizee de fillette
comme dans le Pacifique, c'est bien plus musclé, le vent, pendant
presque tout
le reste du parcours va pratiquement rester constamment aux alentours
des 35 nœuds, ce qui commence à être un peu beaucoup pour un
bateau de 4 mètres.
Mais je sens mon petit Baluchon dans son
élément, content de lutter contre la mer et le vent. Les moyennes
journalières descendent rarement en dessous des 100 milles malgré
l'état de la mer chaotique, quelques fois, quand le vent mollit et atténue un peu les vagues, j'arrive à parcourir jusqu'à 120 milles
dans la journée, ça change de mes piteuses moyennes Australiennes.
En dépit du manque de confort extrême, je suis moi aussi super
heureux d'être là, je n'échangerai ma place pour rien au
monde.Pour donner un ordre d'idée des conditions de navigation, il
faut s'imaginer coincé dans bobsleigh qui dévalerait une piste de
noire de ski de près de 6000km préalablement pilonnée par
l'artillerie d'une armée Teutone en grande forme.
Plusieurs fois par
jour, Baluchon reçoit des claques monumentales qui l'envoient direct
au tapis, il s'en suit alors un court moment de silence avant qu'il
ne se redresse face au vent. Le minuscule bout de voile en place se
met alors à fasseyer comme alcoolique Breton atteint de la maladie
de Parkison, provoquant des vibrations délirantes dans tout le
bateau, puis Bebert remet petit à petit Baluchon sur son cap qui
repart de plus belle affronter les vagues suivantes.
J'arrive à
développer une sorte de sixième sens, dès que je sens qu'on va se
prendre une nouvelle trempe et se coucher, je mets immédiatement les
pieds au plafond ce qui m'évite de me faire éjecter de ma
couchette.Tous les objets qui ne sont pas parfaitement amarrés sont
également catapultés sous les coups de butoirs, c'est de cette
façon que mon précieux couteau suisse, ma lampe frontale et mes
lunettes de lecture sont plus d'une fois envoyés valdinguer dans
l'immensité de la cabine, je mets à chaque fois des plombes pour
les retrouver en fouillant partout dans le bateau qui secoue comme un
dément.Coincé comme je peux sur ma couchette, j'essaye tant bien
que mal de continuer à avoir un semblant de vie "normale",
je passe mon temps entre, rêvasser, lire, manger froid et dormir,
quand j'arrive à avoir suffisamment d'électricité
pour ma tablette je mets en boucle "la grange" mon morceau
préféré de ZZtop, je trouve que ce bon vieux rock basique
s'accorde parfaitement aux conditions et au rythme de cette
traversée.
Au niveau lecture: J'arrive péniblement à terminer
voyage au bout de la nuit de Céline : trop noir et déprimant pour
moi, puis un Giono: pas mal, ça me dépayse de mon univers aquatique
les histoires d'hommes de la terre. Je relis aussi le vieille homme
et la mer, même question que lorsque je l'ai lu pour la première
fois à onze ans: pourquoi diable le vieil homme, pendant qu'il avait
encore son couteau, n'a pas débité le maximum de morceaux de
l'espadon avant de tout se faire piquer par les requins ? Suis je
trop terre à terre pour les allégories sociales ? Je remet aussi
sur le tapis Baudelaire que je n'avais pas encore réussi à
apprécier malgré de nombreuses tentatives, cette fois j'essaye de
lire à haute voix, debout, le buste sortant du capot, recevant des
paquets de mer en pleine gueule en retour, je déclame les vers à
l'océan, à quelques poissons volants et à des oiseaux de mer qui
on l'air de s'en foutre complètement, c'est peut être ça le secret
de la poésie, il faut être debout et avoir un public. mais pour
être honnête, le support n'est pas du tout adapté, lire de la
poésie sur une liseuse électronique ne peut pas vraiment apporter
de stupeur Stendalienne, chose à faire à la prochaine escale: se
procurer une version papier des fleurs du mal, je m'essaie également
à la philosophie histoire de ne pas trop passer pour un ignare si un
jour je croise un intello, j'attaque Nieitzsche, mais c'est totalement
incompréhensible pour moi, j'ai beau relire deux,trois,quatre fois
la même phrase je ne capte que dalle, qui peut comprendre ce genre
de texte? J'abandonne au bout d'une dizaine de pages et me rabats sur
des recueils de nouvelles de Bukowski, ce type est un génie.
En
passant au large de l'île Rodrigue à 450milles de l'arrivée, je me
rapproche de la côte pour pouvoir capter le réseau téléphonique,
mais rien que le fait de mettre un post et d'envoyer un message par
internet, je reçois immédiatement une facture de 50 euros, Bim !
Prend ça dans ta face! J'éteins illico et sans demander mon reste
mon téléphone, c'est sans doute le prix
à payer pour pouvoir donner des nouvelles, à priori mon tracker
n'envoyait plus de signal depuis un bon moment ça devrait rassurer
la famille et les potes.
En vue de l'île de la Réunion au bout de 77
jours de mer, je suis bien content,j'ai vraiment repoussé mes
limites et beaucoup appris sur moi même et sur lamer pendant cette
très longue étape.
Fresque réalisée par Eric Marech
Certes, il y a eu pas mal de journées bien
galères, mais dans l'ensemble à part l'épisode des batteries, je
n'ai pas rencontré de problème technique, j'ai eu assez de
nourriture, j'ai eu aussi assez d'eau en récupérant, en plus des
110 litres embarqué au départ une trentaine de litre d'eau de
pluie, plus une dizaine par le dessalinisateur manuel.
Arrivée au
port à la godille, pas mal de gens sont sur le quai pour
m'accueillir,c'est la première fois depuis le début de mon périple
que ça m'arrive, quelqu'un agite même un drapeau Breton, c'est trop
sympa, mais dès que je mets les pieds sur le ponton, mes jambes
arrivent à peine à répondre à mes ordres, j'ai un mal fou à
marcher droit, ça fout un peu la honte, tout le monde doit penser
que je suis complètement bourré et que j'ai abusé de la
mignonnette de rhum qu'on m'a offert au départ, Mais quelle mauvaise
image de la Bretagne je dois donner !?
Dès les formalité portuaires et
douanières effectuées, plein de gens font la queue sur le ponton
pour venir me parler et pour m'emmener quelques victuailles, ça me
fait tout drôle après tout ce temps tout seul en mer, cette escale
a la Réunion promet elle aussi d'être des plus agréable!